On n’écrit jamais le roman qu'on souhaite.
Elle n’a pas écrit le roman qu’elle voulait. Finalement, le vrai sujet lui apparait en toute fin, alors qu’elle tentait bien soigneusement de l’éviter.
Elle ne voulait pas écrire sur cet homme, sa médiocrité et sa violence, et pourtant il est au centre, il est partout, il a décidé de la posséder puis de la détruire. Mais ELLE ne l’a jamais choisi, elle en a hérité, il était là, sur son chemin, elle a essayé de composer avec, or c’est impossible de « faire avec » ce type de personnalité. Et il lui a pris plus que son travail, il lui a pris sa santé et sa réputation. Elle a su dès le début qu’il n’allait pas bien, qu’il respirait la rigidité, la méconnaissance de soi et l’extrême violence, et elle s’est dit qu’il ne la choisirait pas. Pourtant, c’est elle qu’il a décidé de prendre, pour s’acheter ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas, une forme de liberté d’esprit, de vitalité, de joie. Il a tenté d’aspirer, de contrôler cet élan de vie mais voyant que cela lui échappait, l’aura détruite. Et personne ne s’est opposé à cet homme, aujourd’hui encore personne pour lui tendre la main. Etre rejetée par ce genre de figure, c’est s’exposer ensuite à un rejet définitif du groupe, peur de la contamination, on rend fautive la victime de sa destinée et on la jette aux oubliettes. Sur le moment, elle a pensé « heureusement qu’on ne nous brûle plus en place publique » mais en définitive c’est tout comme. Oui, elle est encore vivante et entière mais sans possibilité de reprendre sa place, une place (n’importe laquelle fera l’affaire à ce stade). Il lui semble qu’elle est condamnée à dépérir à petit feu, essuyant refus sur refus, mails restés sans réponse, candidatures malheureuses. C’est dingue, c’est absurde, grotesque. C’est impensable. C’est pourtant là où elle en est.
(Ce qui la sauve au quotidien : les marches en bord de rade, l’attention à la lumière, aux vagues, à la végétation dense de ce début de printemps.)
A quoi sert-elle ainsi à attendre ? Elle sert de repoussoir, à toutes les autres, victimes potentielles, dites oui à tout, ne vous élevez pas trop haut, ne prenez pas trop la parole, restez dans l’ombre. Elle voudrait écrire que cela se terminera bien, que sa voix compte, que cette période lui aura permis de… appris que… mais en vérité, elle aura juste expérimenté dans sa chair que le plus commun des pervers narcissiques peut décider de tuer professionnellement la femme de son choix, celle qui lui aura résisté sans qu’il n’y ait personne pour s’en émouvoir. Car oui, aujourd’hui en 2025, les hommes ont toujours droit de vie et de mort sur le dit “2ème sexe”. Il ne l’a pas tuée en vrai non, mais c’est un crime psychique. Il a détruit sa réputation, en créant une rumeur, un fantasme sexiste facilement agitable, celui de la débordée et débordante, la non-obéissante, la parisienne, l’autre, la wokiste, celle qui n’avait pas les épaules, la têtue ou l’inconséquente. Il a tout secoué en même temps, tous les stéréotypes pour taper plus large et faire écho aux préjugés inconscients que nous avons tous et toutes. Et comme ça, sur la base de rien, il l’a discréditée à jamais. Elle en applaudirait des deux mains si cela ne la concernait pas directement.
Car elle le trouvait minable à tout point de vue, mais elle avait clairement sous-estimé son pouvoir de nuisance et son talent pour le complot. Comme il est obsédé par son image, c’est à cela qu’il s’attaque en premier. Elle espère qu’il finira par se prendre les pieds dans le tapis tout seul, à force de prendre les gens pour de la merde, de faire n’importe quoi avec les budgets, de se penser toujours meilleur et plus malin, de lécher les bottes du pouvoir et de terroriser celleux qui ne lui mangent pas dans la main.
(Une simple anémone des sentiers, ravissante.)
Enfin voilà, elle ne voulait pas écrire sur lui, penser à lui une seconde de plus, et pourtant c’est ce qu’arrivent à faire ces hommes, non ? Exister dans votre esprit par la haute nuisance et l’épais bazar qu’ils ont réussi à mettre dans vos vies avec la complicité de tous. Et si on écrit désormais sur les pervers narcissiques dans le couple, ils sont moins étudiés dans la sphère professionnelle. Pourtant, on les retrouve systématiquement sur les postes de pouvoir, c’est comme une condition sine qua non, pour diriger il faut : un égo surdimensionné, étouffer ses affects et toute empathie, se trouver génial, écraser toute contestation, acheter la loyauté ou faire peur, comme c’est pathétique, décevant et surtout que faire, où aller sachant ça ? Car ils sont partout à l’affût, ils ne nous laissent que les miettes et ils décident de tout.
Elle n’avait donc pas voulu écrire sur lui, en parler trop longuement, rentrer dans les détails du harcèlement, du complot, et de la peur qu’il génère chez elle, parce qu’elle ne voulait pas lui donner plus de pouvoir qu’il n’en a déjà. Mais comment expliquer, comment s’en sortir si les mécanismes ne sont pas clairement révélés ? Qui pour la croire, qui pour s’élever avec elle ? Elle saoulait ses proches quand elle leur parlait de ce type, iels riaient de la place qu’il prenait dans sa vie, jusqu’à la destruction. C’est désormais un sujet tabou. Il a réussi, il a déroulé son plan parfait, personne n’est totalement dupe mais tout le monde le suit, c’est plus facile. Et elle n’a aucun véritable outil, appui pour s’en sortir.
(Profondeur de l’Ile Wra’ch accessible à marée basse, elle aime tant “aller vers”.)
Pourtant, pourtant elle se sent si solide intellectuellement puis elle pensait avoir du réseau, des amitiés même. Mais il semble ne plus en rester grand chose… Donc elle a désormais 44 ans, trois enfants à charge, elle vit à la campagne à proximité de ce lieu sombre, et tous ses diplômes, son expérience, ses compétences ne valent plus rien parce qu’UN homme en a décidé ainsi, et qu’on l’a laissé faire. Et on lui dit d’y croire, de ne pas lâcher, qu’elle a toujours sa place, que personne n’est dupe. Quand ça ne marche pas, on lui explique qu’elle n’a pas le bon mindset, on minore le trauma, les articles désastreux, on lui dit de s’accrocher alors qu’elle sera bientôt au RSA.
Elle préférerait, elle aussi, produire un récit joyeux et inspirant de reconstruction, dire « les ami·e·s, bonne nouvelle, blabla » et passer à autre chose. C’est toujours mieux de raconter une jolie histoire aux autres. Un truc qui se finit bien. Dire “on m’a finalement proposé ce poste, on va pouvoir acheter la maison de nos rêves et déménager”, qu’elle va enfin revoir des spectacles, se sentir utile et à sa place, dans son domaine d’expertise. Elle se sent si fébrile à attendre bêtement, elle qui a toujours été dans l’action, qui a toujours trouvé des chemins de traverse, des espaces pour tracer sa route. Or elle voit bien qu’elle est coincée dans un schéma systémique qui lui échappe, elle est sur la touche à dessein, et elle est prête à promettre n’importe quoi pour refaire partie du game. Elle sera sage, elle sera obéissante, elle fermera bien sa gueule, elle jouera le rôle qu’on lui attribue sans broncher. Elle ne fera pas croire qu’elle a des idées à diffuser parce qu’elle a trois enfants à nourrir et qu’elle doit sortir de cette impasse, de cette maison de location champêtre où elle ne sent pas chez elle, et si on lui demande, elle se pense absolument méritante, elle s’aime, elle se tend la main, elle se secoue mais on ne peut exister que si les autres nous acceptent et nous invitent à leur tour.